lundi 31 août 2015

Apple, Google et la voiture autonome : fantasmes, confusions et raccourcis erronés

Avec un appel en une, et une double page à la rubrique économie, Le Figaro a publié vendredi tout un dossier sur la voiture autonome. Un dossier étrange, car il laisse entendre que c'est la Silicon Valley qui fait tout le boulot en investissant un max, en visant la date de 2017, alors que les constructeurs automobiles sont des gentils charlots totalement dépassés qui n'ont que quelques protos pour amuser la galerie. Autant on peut tolérer les confusions et les erreurs dans ce type de dossier, ce qui est typique de la presse grand public, autant j'estime nécessaire de replacer les choses dans leur contexte. Il faut dégonfler un peu les effets d'annonce et les spéculations qui ne reposent que sur une prétendue maîtrise technique qui reste très largement à démontrer.


Ainsi donc, Apple, Google et Uber pourraient construire des voitures et constituer une alternative aux marques mineures que sont Toyota, Volkswagen et les autres. La vraie question, c'est : en ont-ils seulement envie et est-ce vraiment leur intérêt ? Je ne le pense pas. Google a fait construire par un sous-traitant (Roush Enterprises) quelques exemplaires d'une voiturette limitée à 40 km/h et qui s'aventure autour du siège de la société, en Californie, et à Austin dans le Texas (alors que n'importe quel développement dans l'automobile passe par des tests extrêmes tout autour du globe). Quand bien même elle serait produite un jour à grande échelle, cette voiture de Oui Oui peut-elle vraiment intéresser quelqu'un ? Et qui accepterait de confier à Google le soin de lui laisser décider où il va vous emmener ? Redescendons un peu sur terre. La récente création de la structure Alphabet va permettre de prendre connaissance du budget que Google consacre à sa voiture sans chauffeur. Car, pour le moment, on ne sait rien des sommes investies. La seule certitude, c'est que Google a de l'argent. Ca ne suffit pas pour s'acheter une expertise et encore moins une légitimité, tant ce géant du Net fait peur et peut représenter une atteinte aux libertés.


Parlons à présent d'Apple. Quand on lit Le Figaro, on apprend que CarPlay est "un logiciel qui fait tout dans la voiture". Ah bon ? Les gens informés savent qu'il ne s'agit que d'une interface qui réplique l'affichage de l'iPhone sur l'écran de bord. C'est comme MirrorLink, sauf que c'est fait par la firme à la pomme et que c'est efficace. CarPlay, ça aide à mieux téléphoner, écouter sa musique et utiliser l'applications Plans pour naviguer au lieu de passer par le GPS embarqué proposé par le constructeur, en utilisant au besoin l'assistant vocal Siri. Fin de l'histoire. Le logiciel ne contrôle pas la clim', le régime moteur ou je ne sais quelle fonction. Et, vous allez rire, Android Auto c'est exactement la même chose, avec une arrivée prévue en 2016. L'erreur que font les médias, c'est de résumer le monde des télécoms à Apple et Google. Certes, Android est le standard dominant et iOS pèse encore assez lourd. Mais, il ne faut pas oublier que Samsung est un acteur incontournable et qu'il faut compter aussi avec des chinois comme Huawei. Deux géants de la téléphonie qui ne sont pas cités dans le dossier et qui auront leur mot à dire en matière de connectivité.


Le fantasme le plus courant est de laisser entendre qu'Apple et Google vont envahir le tableau de bord, tout savoir de nos déplacements (ça, ce n'est pas faux) et capter toute la valeur, en reléguant le rôle du constructeur à celui d'un assembleur de tôle. C'est bien mal connaître l'industrie automobile. La voiture connectée est au contraire le moyen d'entretenir un lien direct avec le client, notamment pour l'après-vente. Et pour ça, les constructeurs n'ont pas besoin d'Apple et Google. Ces derniers n'auront d'ailleurs jamais accès aux infos de diagnostic qui constituent la vraie richesse de Toyota and co. Par ailleurs, on est plus dans une logique d'open source et de plateforme ouverte que d'un écosystème verrouillé. Et la voiture connectée, c'est aussi à terme le dialogue entre les véhicules et l'infrastructure. Et là encore, même si Apple et Google essaient de se positionner comme des opérateurs télécoms, ce n'est pas avec eux que ça va se jouer.


Toujours à propos d'Apple, son arrivée dans la voiture autonome est annoncée comme une évidence. Le monde de l'automobile tremble, peut-on lire dans Le Figaro. Je peux vous dire que ce n'est pas vraiment le cas. Rappelons que pour le moment, à part quelques papiers parus dans la presse (dont Le Guardian, qui semble le mieux informé), et mis à part les déductions que l'on peut faire en raison des procès intentés par des firmes où des ingénieurs ont été débauchés, personne ne sait rien. La fascination des geeks et des médias pour Apple est telle que tout ce que la société entreprend est forcément géniââââl. On part du principe que la firme à la pomme va tout balayer sur son passage alors que les résultats de l'Apple Watch et d'Apple Music nous montrent au contraire que la magie n'opère peut-être plus. Et qu'un standard comme Apple Pay n'aura pas forcément le monopole. Le fait qu'Apple se soit renseigné sur les opportunités de faire des tests de conduite autonome sur une ancienne base navale alimente la machine à buzz. Les geeks espèrent secrètement que le sujet sera abordé lors du prochain keynote d'Apple le 9 septembre. Réfléchissons deux secondes. Dans l'hypothèse où en quelques mois, la firme de Cupertino aurait acquis suffisamment d'expertise pour faire une voiture de A à Z, comment sera-t-elle distribuée ? Dans les Apple Stores ? On va l'entretenir où ? Et faudra-t-il en changer tous les 18 mois pour ne pas se laisser gagner par l'obsolescence programmée ?


Mais, au fait, que font ces grosses fainéasses de constructeurs automobiles ? Simple. Ils travaillent sur le sujet depuis les années 80. A Paris, une Mercedes autonome a même parcouru un millier de km en 1994. C'était lors du bilan du programme Prometheus en 1994. Pour son retour en France, en octobre prochain à Bordeaux, cet événement sera l'occasion d'organiser des démos sur route ouverte avec des véhicules équipés par Valeo, VEDECOM, AKKA et Navya. Et les pouvoirs publics (Europe, gouvernement français) aborderont la question de la légalisation de la délégation de conduite.

Sinon, la conduite automatisée dans les bouchons est déjà une réalité chez Audi, BMW, Mercedes, Volkswagen et Volvo.
Voir la vidéo de la Passat.
Cette fonction arrive dès l'année prochaine chez Renault-Nissan (2018 pour PSA). Chez Audi, où une RS7 autonome va déjà plus vite sur circuit qu'un pilote, la prochaine A8 sera dès 2017 une quasi-voiture autonome. En vérité, à partir de maintenant et jusqu'à 2020, les annonces vont se multiplier chez les constructeurs, qui bénéficient de l'expertise incontournable des équipementiers. Sans Bosch, Continental et osons le dire Valeo, il ne pourrait pas se passer grand chose. Même chez Apple et Google d'ailleurs.


One more thing, comme on dirait chez Apple. Le dossier du Figaro cite le PDG de Panasonic Europe qui explique en gros que les constructeurs n'ont pas forcément la compétence pour développer seuls la voiture connectée et les aides à la conduite. Cela dépend des marques, pourrait-on dire. Et au fait, au nom de quoi cette société japonaise, plus connue pour ses batteries qu'autre chose, s'immisce dans le débat ? Ce n'est pas précisé dans le dossier, mais il existe depuis quelques mois une société qui a pour nom Panasonic Automotive & Industrial Systems Europe (PAISEU) qui regroupe le savoir-faire de plusieurs entités pour proposer à l'industrie automobile des solutions innovantes. Comme par exemple le capteur infrarouge Grid Eye.
Voir la vidéo.

Ce qui est vrai, c'est que la technologie évolue vite et qu'une bataille s'engage autour des capteurs et du logiciel, sans parler des cartes numériques de haute précision. Mais, rien n'est écrit. Personne n'a le monopole de l'intelligence. Et surtout, la voiture autonome est devenu une énorme bulle de spéculation qui risque d'éclater ou de dégonfler tel un ballon de baudruche, quand on s'apercevra que la mise en place de moyens alternatifs de transport et autonomes va prendre en vérité du temps et qu'il faudra convaincre une opinion plus réticente qu'on ne le pense.

D'ici là, on a encore le temps de lire quelques beaux dossiers où les gentils californiens qui veulent sauver le monde (ou Willy, on ne sait plus très bien) auront la part belle, face aux indécrottables pollueurs bas de plafond que sont les constructeurs automobiles.